Les pays européens ont récemment manifesté une ambition claire d’exploiter les ressources de l’espace. Toutefois, il ne faut pas se méprendre : l’Union européenne n’a pas pour ambition de se poser sur la lune ou de visiter Mars, mais de renforcer ses capacités de défense et industrielles. Bien que la France n’ait consacré que quelques lignes à cette question dans son programme pour la présidence du Conseil, il est devenu évident que ce sujet est désormais prioritaire dans la quête de souveraineté technologique et numérique de l’UE. 

Récemment, l’espace est non seulement devenu un champ de bataille majeur, mais aussi un horizon économique exploité pas uniquement par les superpuissances du monde, mais aussi par de puissants acteurs privés. A l’aune de cette multiplication d’acteurs tournés vers l’espace, l’Union européenne saura-t-elle se trouver une place dans un paysage international de plus en plus chaotique ? 

 

Des Européens dans l’espace ? Rien de nouveau sous le soleil 

Associer institutions européennes et ambition spatiale dans la même phrase peut sembler contre-intuitif de prime abord. Pourtant, l’espace est une entreprise de coopération européenne depuis plus de quarante ans dont la première collaboration entre les pays de l’UE et l’Agence spatiale européenne (ASE), alors récemment créée, remonte à 1975. Effectivement, l’UE a commencé à investir dans le secteur dès les années 1990, notamment par le lancement de programmes spatiaux européens, ce qui lui a permis de se doter d’outils conjoints pour l’exploration de l’espace et de faciliter la conception et la mise en œuvre d’une stratégie spatiale européenne. Celle-ci s’est ensuite traduite par le programme spatial adopté en 2021, composé d’un budget sans précédent de 14,9 milliards d’euros. 

Aujourd’hui, l’UE qui est portée par les investissements économiques majeurs de ses États membres, se projette vers un rôle de premier plan dans la gouvernance internationale de l’espace. Plus particulièrement, la France est l’un des leaders de l’espace et la troisième puissance en termes d’investissements dans ce secteur, juste derrière les États-Unis et la Chine (2020). A cet égard, le président Macron a exposé à plusieurs reprises  sa vision d’une stratégie spatiale française et européenne et le rôle crucial que jouerait la maîtrise de l’espace dans la reconquête de notre autonomie stratégique et notre souveraineté. 

Tout récemment (15 février 2022), la Commission européenne a publié un “paquet spatial” qui vise à régir le trafic spatial et, surtout, à déployer un système européen de connectivité sécurisée dans l’espace : l’ESSCS, troisième pilier de l’écosystème spatial de l’UE après la navigation par satellite et l’observation de la terre (Galileo et Copernicus respectivement). Cette nouvelle constellation, lorsqu’elle sera lancée à partir de 2025, offrira une connectivité résidentielle et mobile à large bande et un accès à internet sur tout le continent, ainsi qu’en Afrique et dans la région arctique. Grâce à un cryptage amélioré (clés quantiques), ESSCS protégera également mieux l’UE contre les cyberattaques. 

Malgré ces efforts, on peut tout de même se demander comment l’Europe compte répondre aux défis géopolitiques que pose cette ambition spatiale, tout en restant compétitive sur un marché mondial de plus en plus concurrentiel ? À ce jour, ce qui semble lui faire défaut, c’est l’adoption d’une approche conjointe et concertée avec ses États membres, ainsi qu’un partenariat plus approfondi avec les industries spatiales européennes. Effectivement, c’est le prix de cette autonomie.

 

L’espace et le cyberespace, nouveaux champs de bataille pour l’Europe 

La guerre en Ukraine a rendu encore plus pressante la nécessité pour le Vieux Continent de se doter d’une capacité militaire spatiale ad hoc, capable de faire face aux défis internationaux de notre époque. La stratégie spatiale globale de la Commission européenne révèle d’ailleurs que les institutions publiques et les organisations privées comprennent désormais la nécessité de coopérer et de financer des technologies de conception duale pour servir à la fois des objectifs civils et militaires.

Dans le cadre de ses efforts pour jouer un rôle plus central sur la scène mondiale, l’UE a également élaboré un plan visant à relever les défis internationaux en matière de sécurité et de défense, connu sous le nom de “boussole stratégique” (mars 2022), qui comprend une stratégie spatiale pour la sécurité et la défense, la première du genre, qui doit être mise au point d’ici à la fin de 2023. S’il est évident que l’action européenne dans le domaine de la défense doit nécessairement être replacée dans le contexte de l’alliance transatlantique, il est également vrai que l’UE se construit un rôle international élargi dans le secteur spatial. 

En bref, pour se projeter comme une puissance plus affirmée, l’UE doit avant tout s’appuyer sur son infrastructure spatiale existante, ceci afin de la rendre plus résistante tout en renforçant les synergies entre les fonds dédiés à l’espace (par exemple, le programme spatial, le Fonds européen de défense et Horizon Europe). Ce n’est qu’à cette condition que la stratégie spatiale de l’UE pour la sécurité et la défense pourra être une réussite. Par ailleurs, cela aurait pour effet de considérablement stimuler l’industrie spatiale du continent. 

Pourtant, malgré tous ses atouts, l’UE est confrontée à une féroce concurrence de la part des acteurs “traditionnels” (États-Unis, Russie, Chine), auxquels se joignent désormais de nouvelles puissances étatiques comme le Brésil, la Corée du Sud et l’Inde. Plus frappant encore est l’avènement de nouvelles entreprises privées dans la veine d’Amazon et de SpaceX, qui investissent agressivement dans cette nouvelle frontière pour maximiser leur domination – et leurs gains. Dans ce contexte, l’espace devient excessivement encombré et la dépendance technologique entre les acteurs est de plus en plus forte. C’est pourquoi la volonté européenne de renforcer son “autonomie stratégique” semble correspondre à la création d’un modèle spatial européen dans lequel les industries européennes peuvent coopérer et jouer un rôle de premier plan vis-à-vis de leurs concurrents internationaux. Ce nouvel élan européen peut d’ailleurs être structuré par le nouveau groupe d’experts annoncé par Emmanuel Macron lors de la réunion informelle, ainsi que dans le cadre de la présidence française du Conseil.Pour l’instant, l’Agence spatiale européenne a qualifié ce groupe de “groupe consultatif de haut niveau” et de plus amples informations devraient être fournies ultérieurement. 

 

La connectivité sécurisée comme moyen d’assurer l’autonomie stratégique de l’Europe

Pour faire face aux défis militaires, économiques et de connectivité, une coopération proactive entre les institutions européennes, les États membres et l’industrie spatiale européenne est essentielle. La proposition de règlement sur la connectivité sécurisée dans l’espace vise d’ailleurs à atteindre cet objectif, tout en plaçant l’écosystème industriel européen au cœur du projet.

Le projet de la Commission européenne de déployer une nouvelle constellation de connectivité appartenant et exploitée par l’UE semble répondre à tous ces besoins. Ainsi, en récompensant mieux sa science, en soutenant ses petites entreprises et ses jeunes pousses, et en encourageant l’esprit d’entreprise et la prise de risque dans le financement et la recherche, le projet a tout le potentiel pour créer un véritable “modèle spatial européen”. 

Dans cette entreprise sans précédent, la Commission dispose qui plus est d’alliés de poids : la France et l’Allemagne sont traditionnellement les premiers partenaires, mais aussi les plus fiables, de la concrétisation de tout grand projet européen. La France à elle seule, avec 1,5 milliard d’euros d’investissements prévus dans le cadre du plan “France 2030”, est le premier investisseur européen dans la technologie spatiale et peut compter sur des leaders mondiaux dans leurs segments respectifs (Arianespace, Thalès et le géant franco-allemand Airbus, pour n’en citer que quelques-uns).

Néanmoins, il n’empêche que ces ambitions posent la question du financement. Bien qu’il semble y avoir un large consensus autour des objectifs géopolitiques, les implications économiques et financières de la construction d’une nouvelle constellation doivent encore être évaluées et il n’est pas clair quelle part de ces fonds proviendra du public ou du privé. La Commission affirme qu’au moins 2,4 milliards d’euros proviendront de fonds européens, mais les 27 États membres et le secteur privé devraient égaler cette contribution pour espérer atteindre les 6 milliards attendus.

Indépendamment des considérations financières, il est clair que l’UE est sur la bonne voie pour devenir un acteur économique et militaire central dans l’espace au cours de la prochaine décennie. L’ensemble de la chaîne de valeur – des ingénieurs spatiaux et techniques aux opérateurs de satellites et aux fabricants de lanceurs – ont tous un intérêt concret dans le développement d’une nouvelle constellation européenne pour le continent. Incontestablement, cette proposition et l’ambition de l’UE dans l’espace ouvrent la voie à un nouveau consortium dirigé par l’UE pour construire, exploiter et maintenir la nouvelle constellation. 

Il est peut-être encore un peu tôt pour se poser sur la lune, mais l’Union européenne a bel et bien l’intention d’atteindre les étoiles.

 

Par William Dazy, Directeur général adjoint & Andrea Montarolo, Conseiller

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