La crise sanitaire a mis en lumière les dépendances stratégiques dont souffre l’Europe dans des secteurs clés comme les médicaments ou encore semi-conducteurs, ces matériaux qui permettent la conductivité électrique dans la majorité des technologies du quotidien. L’invasion de l’Ukraine a aussi ramené l’UE face à la réalité de sa dépendance énergétique auprès de la Russie. Ces deux événements marquants n’ont fait qu’accélérer une tendance déjà amorcée suite au mandat de Donald Trump et l’émergence de la Chine comme rivale systémique : l’affirmation d’une politique commerciale européenne assertive qui ne répond plus uniquement à la tradition européenne libérale. Dans ce nouvel article visant à décrypter la PFUE, Euros / Agency Group s’intéresse plus particulièrement à la façon dont la France, en tant que Présidente du Conseil de l’UE, peut marquer de son empreinte – durablement ou non – la politique commerciale européenne.
Vers une nouvelle politique commerciale européenne
La politique commerciale étant une compétence exclusive de l’Union européenne (UE), il revient à cette dernière de décider de la politique commerciale de ses vingt-sept États membres et de négocier des accords commerciaux en leurs noms. Depuis toujours, et parce que le marché unique en constitue l’identité, la politique commerciale européenne a été caractérisée par la libre circulation des biens et des services, ainsi que par la signature d’accords commerciaux avec les États tiers.
L’irruption du concept d’autonomie stratégique, comme conséquence de la crise sanitaire et la mise en lumière d’interdépendances potentiellement dangereuses, suggère une évolution de la politique commerciale européenne. Figurant dans le dernier réexamen de la politique commerciale européenne, l’autonomie stratégique peut se définir comme étant la valorisation des atouts de l’appareil productif européen afin d’être en mesure de défendre ses intérêts et réduire ses dépendances. Si la frontière avec le protectionnisme est fine, l’autonomie stratégique représente plutôt la prise de conscience de l’UE que le système de relations internationales ne se définit plus uniquement par un multilatéralisme fondé sur des règles établies par l’OMC, mais aussi par des relations de pouvoir qu’il est possible d’exploiter à son avantage.
Depuis le début de son mandat, le président de la République française, Emmanuel Macron, est apparu comme le plus fervent défenseur de l’autonomie stratégique européenne. En détenant la présidence du Conseil de l’UE jusqu’à la fin du mois de juin, la France a l’opportunité de mettre en avant sa vision de la politique commerciale fondée sur l’autonomie stratégique. Si les priorités affichées dans le programme de la PFUE attestent de cette volonté, ces velléités d’influence sur la politique commerciale européenne semblent toutefois limitées.
Dissensus autour de “l’Europe qui protège”
Depuis son discours à la Sorbonne en septembre 2017, le Président Emmanuel Macron défend le concept de “l’Europe qui protège”. Une idée que la France souhaite faire transparaître dans sa présidence du Conseil de l’UE afin de faire progresser les négociations sur deux instruments : le règlement relatif aux marchés publics internationaux et le règlement sur la protection contre la coercion économique des pays tiers.
Le premier instrument est un outil offensif destiné à donner à l’UE le levier de négociation nécessaire à l’ouverture des marchés publics aux pays tiers. Il conditionne l’accès aux marchés publics de l’UE pour les entreprises de pays tiers à l’accès accordé dans des conditions similaires pour les entreprises européennes dans ces pays tiers. La libre concurrence se voit ainsi conditionnée à la réciprocité.
Le second instrument doit permettre à la Commission européenne d’appliquer des restrictions au commerce ou aux investissements avec tout pays tiers interférant indûment dans les choix stratégiques de l’UE ou de ses États membres. Néanmoins, cette stratégie ne fait pas l’unanimité puisque les États membres les plus favorables au libre-échange, à l’instar des pays scandinaves, perçoivent ces instruments comme une pente glissante vers une politique commerciale européenne plus protectionniste.
Rendre la politique commerciale européenne plus durable : entre valeurs européennes et intérêts français
Au-delà de la sécurisation des ses intérêts stratégiques, la France souhaite faire avancer les dossiers qui permettront à l’UE de projeter ses ambitions environnementales à l’international, par le biais des échanges commerciaux.
L’introduction des “clauses miroir” dans les accords commerciaux européens, l’instrument de lutte contre la déforestation importée et la taxe carbone aux frontières constituent ainsi des priorités pour la présidence française. L’idée est d’exiger des partenaires commerciaux de l’Europe qu’ils respectent ses propres normes de production et ne puissent être autorisés à appliquer des règles environnementales moins strictes au nom de leur compétitivité. A cet égard, la France souhaite réaffirmer le respect de l’Accord de Paris comme élément essentiel des accords, une des raisons pour laquelle l’UE n’a pas encore ratifié l’accord commercial avec les quatre pays formant le Mercosur.
Si ces mesures contribuent à rendre la politique commerciale européenne plus durable, elles permettent également d’ajouter de nouvelles barrières non-tarifaires aux échanges commerciaux, les pays tiers dénonçant un protectionnisme vert qui sert en priorité les intérêts des producteurs et agriculteurs français. Cette orientation stratégique de la France permet aussi de satisfaire les groupes environnementaux, plutôt mécontents du bilan environnemental d’Emmanuel Macron. La pression se fait donc ressentir et cela explique, du moins en partie, que le président sortant ait mis l’accent sur cet arsenal commercial vert à l’approche de l’élection présidentielle.
Une influence française qui reste limitée par le carcan institutionnel européen
Il est désormais clair que la France utilise sa présidence du Conseil de l’UE pour faire avancer les propositions qui rendront le commerce européen moins naïf et plus durable. Si cette influence ne peut être réfutée, elle reste cependant limitée dans le cadre institutionnel européen. Au sein même de l’instance qui gouverne la politique commerciale européenne (la DG TRADE dans le jargon européen) au sein de laquelle plusieurs personnalités françaises donnent de la voix, les dissensions se font ressentir.
De même, si la France détient la présidence du Conseil de l’UE, elle n’a pas la capacité de donner le tempo aux négociations du Parlement européen, l’autre co-législateur. La France fait également face aux réticences des États membres plus partisans du libre échange qui redoutent des mesures de représailles, et des principaux partenaires commerciaux de l’UE.
La nouvelle alliance militaire AUKUS entre l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni, de septembre 2021 s’est fait l’illustration de l’influence limitée de la France. Alors que cette alliance s’est faite au détriment de l’accord franco-australien sur la livraison de sous-marins nucléaires français, la France n’a pas su, en guise de représailles, empêcher la tenue du sommet transatlantique UE-USA sur le commerce et la technologie, suite à la mobilisation des partisans du libre-échange européen. Bien que beaucoup critiquent la portée et l’utilité de ce forum, cet exemple rappelle que la France ne peut pas imposer unilatéralement sa vision commerciale à l’échelle de l’UE.
Au-delà de son efficacité limitée, il reste essentiel de préciser que l’influence française sur la politique commerciale européenne s’inscrit dans une tendance qui s’est accélérée avec la présidence de Donald Trump et l’identification de la Chine comme un rival systémique. En d’autres termes, la France contribue seulement à accélérer le changement de la politique commerciale européenne, déjà bien enclenché par une Commission européenne qui se veut “géopolitique”.
Grégoire Monin
Conseiller au pôle EUPA