Il est courant d’entendre ces dernières semaines que la campagne présidentielle est un nouveau rendez-vous manqué entre les Français et les candidats à l’Élysée. Les médias font leur gros titre sur la chronique d’une abstention record annoncée. Il est permis, sinon d’en douter, en tout cas de constater que prévoir le niveau de participation le 10 avril prochain doit provoquer quelques insomnies chez les sondeurs.
Certes, la dernière enquête d’Harris Interactive pour Challenge sur la perception des français de cette campagne présidentielle 2022 vient étayer la thèse d’une campagne hors sujet au regard tout au moins des préoccupations des électeurs : 70% des Français inscrits sur les listes électorales considèrent que cette campagne 2022 est « décevante » et 65% « ratée ». Le jugement est sévère. Il convient toutefois de le relativiser au regard des niveaux mesurés en fin de campagne en 2017 : à un peu moins de deux semaines du 1er tour, il y a 5 ans, la grande majorité du corps électoral trouvait déjà la campagne « décevante » (80%) et ratée (76%).
Vers une grève civique d’une partie de l’électorat ?
Il n’en reste pas moins que la crise de la Covid 19 n’a pas remis en cause le phénomène de « retrait politique » des Français, une tendance lourde observée dans notre pays, comme dans d’autres démocraties. Cette défiance à l’égard du politique, qui amène à une véritable « grève civique » semble s’être même renforcée en deuxième partie de quinquennat. Preuve en est le taux d’abstention record observé lors des élections municipales (55% au 1er tour et 58% au second). Celui-ci ne pouvait trouver sa seule explication que par la crainte du virus, en particulier en juin 2020.
Tout se passe comme si à une abstention d’indifférence venait s’agréger l’apparition d’une abstention politique. La non-participation aux scrutins était le fait de Français trop éloignés du système politique pour s’y intéresser. Depuis une vingtaine d’années, on voit apparaître un abstentionnisme politique qui exprime le malaise des Français vis-à-vis de l’offre politique. Ce rejet devient une force politique en tant que telle ; il nourrit toute une série de courants protestataires à partir de ce que certains politologues appellent « la haine de la politique ». En Italie, cette évolution a pris la forme du mouvement “5 étoiles” ; en France, ce sont les “gilets jaunes” qui ont le mieux incarnés ce courant sans pour autant trouver de débouchés politiques.
Les circonstances de campagne n’ont jusqu’à présent pas facilité la mobilisation du corps électoral
Toutes les conditions d’une abstention élevée seraient par conséquent réunies… d’autant qu’à ces causes structurelles sont venus s’ajouter des faits de campagne. Après que la vie politique ait été confinée en même temps que les Français, la campagne s’est animée à partir de l’été 2021, une séquence qui a permis à Eric Zemmour d’imposer ses thèmes de campagne. Sous la pression de la vague Omicron, puis de la crise ukrainienne, les candidats ont dû changer de registre. D’une épreuve de figures libres, ils étaient contraints de passer aux figures imposées. À l’automne, les préoccupations des Français se partageaient entre le pouvoir d’achat, certes, mais également l’environnement, la délinquance, la santé et l’immigration. Chacune des écuries présidentielles cherchait à imposer l’une de ces thématiques en fonction du terrain sur lequel il souhaitait être identifié. Aujourd’hui, une préoccupation domine et a pris le pas sur les autres, celle de la défense du pouvoir d’achat. Pour des raisons différentes, ce nouveau paradigme a favorisé les candidatures de Marine Le Pen et d’Emmanuel Macron. Cette dernière en avait fait sa priorité de campagne. Emmanuel Macron profitait du désordre international pour bénéficier de la prime au sortant père de la Nation et de sa capacité à réactiver la stratégie du « quoiqu’il en coûte ».
Dans ce contexte, se dessinait le scénario d’une abstention massive d’une part des catégories populaires qui se s’étaient déjà très largement abstenus lors des scrutins intermédiaires et d’autre part des électeurs de gauche démobilisés, car orphelins d’un candidat susceptible de se qualifier au deuxième tour.
Le remobilisation des catégories populaires : une hypothèse qui prend corps
C’est désormais à un nouveau danger qu’Emmanuel Macron est confronté, celui de la remobilisation des catégories populaires en faveur de Marine Le Pen ou de Jean-Luc Mélenchon, dont les dynamiques de fin de campagne ne font plus de doutes. C’est un phénomène d’ailleurs bien identifié lors des derniers scrutins présidentiels. On constate régulièrement à cette occasion le maintien d’une mobilisation massive dans les quartiers populaires, y compris des plus fragiles, certains chercheurs en science politique évoquant l’idée d’une “inclusion résignée”.
Une chose est sûre : l’abstention n’est pas une fatalité, même en 2022. Elle n’est pas inéluctable car sa courbe n’est pas linéaire sous la Vème république. Elle tient beaucoup aux enjeux. Rappelons-nous de la présidentielle de 2002 : le duel annoncé, mais non souhaité entre le Président de la République, Jacques Chirac et son premier Ministre, Lionel Jospin avait engendré une abstention record (28,4%). En 2007, le retour du clivage droite / gauche remobilisait l’électorat.
L’agrégation des mauvaises humeurs autour de la candidature de Marine Le Pen est-elle possible ?
Après la crise des gilets jaunes et le mouvement social contre la réforme des retraites, la mauvaise humeur d’une frange importante de la population s’est renforcée après les deux confinements et les conséquences de la crise Ukrainienne sur le pouvoir d’achat.
Aucun candidat jusqu’à présent n’était arrivé à capitaliser sur cette mauvaise humeur. Sur un terrain extrêmement sérieux et grave qui est celui d’une pandémie et de ses conséquences, les populismes de tout bord n’ont pas été perçus comme des alternatives crédibles. C’est donc une chance pour Marine Le Pen que de voir la préoccupation des Français à l’égard du Covid s’estomper semaine après semaine.
Aucun sondage à ce stade ne la crédite au second tour de plus de 50% ; mais l’écart se resserre. A ce niveau, de petits déplacements de l’électorat peuvent engendrer d’importantes conséquences politiques, d’autant que le rapport de force politique n’est pas le même qu’en 2017. La candidate du Rassemblement National pourra sans nul doute compter sur un réservoir de voix non négligeable venant d’Eric Zemmour (autour de 80%). Une partie des électeurs de Jean-Luc Mélenchon pourrait préférer Marine Le Pen à l’actuel Président de la République ou tout au moins s’abstenir au second tour.
En 2017, l’anti-lepénisme avait permis à Emmanuel Macron de remporter largement le second tour. Aujourd’hui, l’anti-lepénisme s’estompe grâce au parachèvement de l’entreprise de dédiabolisation réalisé malgré lui par Eric Zemmour. Dans le même temps, l’anti-macronisme a prospéré, alimenté par l’image du Président des riches et renforcé par la polémique Mckinsey. Toute la question au second tour sera de savoir laquelle des deux tendances prendra le pas sur l’autre.
C’est tout l’enjeu que représente la mobilisation des abstentionnistes avant le 1er tour, puis dans l’entre deux tours : la confluence des crises sanitaires, sociales et internationales peut-elle déboucher sur l’agrégation des mauvaises humeurs… et sur un résultat inattendu les 10 et 24 avril prochain ?
Julien Pontier
Directeur Général Adjoint