C’est peu dire que ce scrutin des élections municipales aura réservé des surprises. Aussi le dénouement aura-t-il été à la hauteur des rebondissements qui ont ponctués une campagne inédite. Alors que le contexte sanitaire autour de la plus longue campagne électorale connue sous la Vème République pouvait laisser penser que ses résultats passeraient inaperçus, rarement la carte électorale aura été aussi lisible, bien qu’il soit toujours difficile de tirer des enseignements nationaux d’un scrutin local.
Malgré la forte abstention du 1er tour, l’incertitude sur le calendrier du second et l’impossibilité de mener campagne sur le terrain, les états-majors des partis politiques attendaient les résultats de ces élections intermédiaires pour ajuster leur stratégie avant de se projeter vers l’élection présidentielle de 2022… y compris ceux qui souhaitaient enjamber ces municipales pour mieux faire oublier leur contre-performance dans le fond des urnes.
1er enseignement : une abstention historique
Seuls 4 français sur 10 se sont exprimés lors de ces municipales. Un record, mais certainement pas une surprise ; un récent sondage révélait qu’une part importante des Français ignorait encore ces derniers jours la date d’un scrutin fantôme sans campagne. Pourtant, les conditions sanitaires étaient considérées comme meilleures qu’il y a trois mois ; souvenons-nous qu’à la veille du 1er tour, le Premier ministre annonçait à la surprise générale la fermeture des commerces non essentiels, avant que le lendemain, le confinement soit décrété. Rien de tout cela cette fois : les terrasses des cafés ont rouvert, la distanciation sociale est diversement respectée, notamment parmi les plus jeunes de nos concitoyens, et l’heure est à juste titre à la reprise de notre économie… quoi qu’il en coûte ! Aussi peut-on faire l’hypothèse que cette abstention est malheureusement un nouveau signe de désintérêt des Français pour leurs représentants, un nouveau révélateur d’un « désarimage » entre le pays réel et la chose politique, le nouveau symptôme d’une défiance.
Cette pente, préoccupante à bien des égards, s’inscrit dans un temps long, bien que notre peuple soit connu culturellement pour avoir le goût du débat et de la controverse politique. C’est encore vrai, assurément ; mais tout s’est passé comme si le jeu politique avait été mis entre parenthèses durant cette période de « guerre » et donc d’union nationale. Déserté par le personnel politique, la nature ayant horreur du vide, le débat s’est déplacé dans le champ médical avec la polémique autour du professeur Raoult et de l’utilisation comme traitement de l’hydroxychloroquine.
L’analyse fine des résultats par bureau de vote permettra de vérifier cette hypothèse, mais il semblerait que la peur du virus puisse expliquer l’abstention des électeurs les plus âgés, tandis que l’électorat dit populaire aurait exprimé son « ras-le-bol » en refusant de prendre part au vote.
Les conditions étaient remplies pour amplifier une tendance déjà inscrite dans les résultats du premier tour : la forte poussée des listes incarnant la voie écologiste, principalement menée par EELV et le PS, seul ou en coalition. Constatée dans les grandes métropoles, la moindre mobilisation des personnes âgées et des classes populaires aura été la principale clé d’explication de la forte dynamique observée de leurs listes à Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux et Strasbourg pour ne citer que les plus importantes. Rien d’étonnant là encore quand on connaît la sociologie de l’électorat vert, plus jeune et plus diplômé que la moyenne.
La percée écologiste est incontestable et d’autant plus impressionnante qu’elle a engendré la chute de bastions historiques enlevés par de parfaits inconnus. Ici encore, le scrutin s’inscrit dans le temps long de la vague de « dégagisme » sur laquelle avait surfé Emmanuel Macron durant la campagne présidentielle de 2017. Le vote écologiste est clairement un vote anti-notables. Il ne fallait pas bon être un baron local dimanche soir pour passer une soirée électorale tranquille ; Martine Aubry, rare rescapée de ce naufrage, en sait quelque chose.
3ème enseignement : une très forte corrélation entre préférence partisane et type d’environnement urbain
Rarement une élection n’aura été à ce point déterminée par la géographie urbaine. « Dis-moi où tu habites, je te dirai pour qui tu votes ». Les Métropoles ont choisi l’écologie politique ; les villes moyennes ont fait confiance à l’ancien-monde, avec des têtes de liste LR ou PS ; le périurbain a quant à lui confirmé l’ancrage relatif du Rassemblement National, sans pour autant lui donner dans la majorité des cas les clés du pouvoir local.
Derrière cette grille de lecture simple se cachent toutefois des nuances : la probable future Maire de Marseille (si le troisième tour confirme sa victoire dans les urnes), Michèle Rubirola, gouvernera la deuxième ville de France plus à gauche que son nouveau collègue bordelais, Pierre Hurmic. Car si EELV a clairement fait le choix d’un ancrage à gauche dans sa stratégie de deuxième tour, deux lignes politiques – l’une incarnée par Julien Bayou proche du mouvement social et l’autre par Yannick Jadot, transpartisane – cohabitent à EELV. Nous retrouverons certainement ce clivage dans la gestion des métropoles concernées.
4ème enseignement : le leadership à gauche en question
Les 230 voix d’écart en faveur de Martine Aubry à Lille auront peut-être maintenu le débat ouvert et incertain sur le leadership à gauche dans les prochaines années. Car, si elle s’était conclue par une victoire des écologistes, l’absence d’alliance aurait scellé probablement pour longtemps le sort des relations EELV / PS. Nous aurions été dans un scénario proche de celui rencontré à la fin des années 70 entre un PC en déclin et un PS hégémonique. Il reste aujourd’hui équilibré rendant à ce stade une traduction au plan national plus difficile que jamais.
Dans les métropoles, deux configurations sont à distinguer : dans les fiefs socialistes, les « coalitions rose / vert » l’emportent (Nantes, Rennes, Dijon) ; les conquêtes d’EELV plus nombreuses sont dans les villes tenues par la droite (Bordeaux) ou par d’anciens socialistes convertis au macronisme (Lyon). Le PS s’empare tout de même de Nancy et Montpellier. A l’échelle nationale, nous sommes devant une situation inédite : pour la première fois, les écologistes, habitués aux victoires sans lendemain, enchaînent deux scrutins de suite avec des résultats électoraux satisfaisants, preuve que leur ancrage est probablement durable dans la vie politique du pays.
Il était impossible pour LR de remporter ces élections tant les précédentes avaient été un triomphe. Toutefois, malgré la perte de bastions importants à Bordeaux, Marseille et Perpignan, le parti peut se targuer d’avoir consolidé ses positions, principalement dans les villes moyennes. La stratégie défendue par son chef de file, Christian Jacob, de défendre une candidature « des territoires » en 2022 qui pourrait être incarnée par François Baroin, Président de l’Association des Maires de France (AMF), reste d’actualité.
Par ailleurs, on peut supposer que l’échec de la stratégie d’alliance LR – LREM, perdante par exemple à Strasbourg, est paradoxalement la meilleure nouvelle de la soirée électorale pour la Direction de LR, car donnant un espace politique propre au parti de la droite républicaine.
La prime aux sortants avait bénéficié aux maires RN dès le premier tour. La prise de Perpignan au deuxième tour, après trois tentatives infructueuses de Louis Alliot, permet au parti d’extrême droite d’afficher des résultats conformes à ses ambitions qui restaient somme toute modestes. Difficile toutefois pour Marine Le Pen de s’arroger le mérite de cette victoire, car Louis Alliot a pris pour modèle Robert Ménard, maire réélu de Béziers, comme modèle en prenant le chemin de la notabilisation locale et en prenant un soin particulier à mettre à l’écart le parti.
Au plan national, le RN s’enracine dans ses fiefs des Hauts-de-France et de la Région Sud (PACA), et surtout dans les territoires périurbains, mais n’enregistre que très peu de nouvelles implantations.
C’est le scénario du pire, ou presque, qui s’est dessiné ce dimanche soir, mettant un point final à une campagne qui aura été un véritable chemin de croix pour le parti présidentiel. Hormis Le Havre, qui ne peut être rangé dans la catégorie des « prises », LREM ne remporte aucune autre ville de plus de 100 000 habitants.
A Paris, les listes conduites par Agnès Buzyn subissent une véritable Bérézina. Absente du Conseil de Paris et réalisant des scores plus bas qu’au premier tour, son avenir politique dans la capitale semble compromis, là où l’élection semblait imperdable après les européennes. Partout en France, la « stratégie du coucou » avec des alliances variables à gauche ou à droite selon les circonstances locales s’est avérée illisible pour les électeurs et le front anti-vert déconnecté du discours présidentiel du moment.
Un paradoxe saute aux yeux de l’observateur à l’issue de ce second tour : les deux partis les moins en vue de ce deuxième tour, LREM et RN, sont précisément ceux qui aujourd’hui ont le plus de chances de présenter un candidat susceptible d’être qualifié pour le deuxième tour de la présidentielle. Est-ce à dire qu’il serait hâtif de tirer des enseignements et de faire des prédictions pour la prochaine présidentielle ? Probablement ! D’abord parce que ce scrutin deux ans avant sa tenue ne se déroule jamais comme prévu. Sinon, Valéry Giscard D’Estaing aurait été réélu en 1981, Jacques Delors aurait été élu en 1995, tout comme Lionel Jospin, Dominique Strauss-Kahn et François Fillon respectivement en 2002, 2012 et 2017.
Beaucoup, dont les partisans d’Emmanuel Macron, et on peut le comprendre, n’établissent aucune corrélation entre scrutins municipaux et scrutins présidentiels ; pourtant l’histoire de la vie politique sous la Vème République révèle que, loin d’être prédictifs, ils peuvent être riches d’enseignements. Les municipales de 1977 ont été un tremplin pour l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République. Celles de 1983, une sanction pour la gauche qui annonçait la cohabitation trois ans plus tard. L’élection de 1989 marque l’entrée des premiers élus du Front national dans les conseils municipaux. Le scrutin de 1995, le redressement de la gauche derrière Lionel Jospin, deux ans avant son retour aux responsabilités nationales grâce à la dissolution. En 2001, les victoires socialistes à Paris et Lyon dissimulaient un basculement à droite massif dans les villes moyennes quelques mois avant l’élimination de la gauche du second tour de la présidentielle pour la première fois sous la Vème République. En 2008, les bastions de gauche ont résisté autant qu’ils ont vacillé en 2014, deux scrutins prémonitoires du déroulement des présidentielles de 2012 et 2017.
Dès lors, ne tenir aucun compte des résultats d’hier soir pour Emmanuel Macron serait sans nul doute une erreur. La réalité politique s’impose à lui, ne serait-ce que pour la constitution probable d’un nouveau gouvernement. Edouard Philippe est incontestablement en position de force après sa victoire nette au Havre, qui lui permet de rester à Matignon « à ses conditions ». On peut imaginer qu’en dehors du gouvernement, le risque serait grand pour le président de la République de faire de son actuel Premier ministre un recours, auréolé de la gestion de la crise sanitaire et de sa popularité grandissante, rare après trois ans passés dans « l’enfer de Matignon ».
L’autre réalité qui s’impose à lui pour son avenir à l’Elysée, c’est un paysage politique clarifié avec deux courants de pensée renforcés : la gauche sociale et écologiste incarnée par Anne Hidalgo et le centre droit gestionnaire incarné par Edouard Philippe. La tectonique des plaques politiques invite à la prudence et à l’humilité, d’autant que la crise économique qui se profile engendrera une crise sociale qui pourrait faire passer au second plan l’écologie.
Dans cet environnement mouvant, le Président n’est pas dans une situation confortable. Sans parti implanté localement, il ne dispose d’aucun relais politique. Sans électeurs, il doit partir à la reconquête de son électorat des métropoles séduits par l’écologie politique. La République En marche est à l’arrêt, mais peut encore aller de l’avant, car le Macronisme est une réponse à des enjeux nationaux et internationaux et il a pour lui une situation inédite : il est incarné sans électorat. En face, on trouve un électorat séduit par l’écologie sociale sans incarnation. L’enjeu dès cette semaine pour Emmanuel Macron sera d’occuper cet espace politique !